- Tu t'appelles comment ? Sa voix semble aussi fardée que son visage. Déguisée. Travestie, entourée d'un faux velours. Il peut discerner les traces rauques laissées par la cigarette. Sa voix le dérange. Sa voix est fausse, comme le reste.
- RJ Seok Kamp. Arjie, la plupart du temps. Il est allongé sur le lit. Les draps sont propres, mais sentent l'odeur de la lessive bon marché. Il n'ose pas bouger. Les yeux sont fixés au plafond. Est-ce qu'il peut s'ouvrir, le plafond ? Est-ce qu'un ange peut venir l'arracher à cet enfer ? Elle déboucle sa ceinture, lentement. La respiration d'Arjie s'emballe. Il craint que le contact de sa peau contre la sienne le rende fou. Cette idée l’écœure. Il ne peut pas s’enfuir. Elle est sur lui. Elle l’encercle avec ses jambes, comme un serpent prêt à étouffer sa victime.
- Arjie Seok Kamp, on dirait un mauvais cocktail exotique. Sa langue caresse ses lèvres entrouvertes. Le maquillage est parfait. Le rouge de ses lèvres cupides. Le fard de ses paupières. Elle est belle. - Et vous ? Elle sourit. Il n'aime pas son sourire. Aussi faux que sa voix. Elle, lui, ceux avant lui, c'est une scène qu'elle a travaillée des centaines de fois. C'est une actrice insensible à la critique, qui s'accroche au rôle de sa vie.
- Tu m'appelles comme tu veux ... Elle attrape la cravate d'Arjie, qu'elle défait doucement. Il a sorti le costume du dimanche. Faire bonne impression devant une fille, même si c'est une femme comme elle. L'ordre intimé de son père, lorsqu'il a glissé le mascara sous la porte de sa chambre pour masquer l’œil noirci. *On part dans trente cinq minutes*. Une précision militaire. C’était le mascara de sa mère. Sûrement périmé. Une relique. Une nécessité, pour masquer la honte que son fils arbore à la vue du monde entier.
Ses yeux s’attardent sur la poudre autour de son œil. Elle a senti sa gêne. Elle a remarqué ses mouvements de recul. Elle s’est plongée dans son regard, tentant de le sonder, avant de se briser sur des rochers meurtriers. Ce n’est qu’un gamin inexpérimenté. Un gamin perdu. Mais elle ne veut pas comprendre. Elle n’est pas payée pour comprendre.
La froideur de RJ Seok Kamp la brûle. Elle n’a jamais laissé de marbre quiconque. Elle se laisse glisser sur le sol et file allumer une cigarette. - Je m’appelle Lizzie. Elle lui répond, sèchement. Elle ne veut pas perdre son temps, parce que le temps … Vous savez. - Dis moi, tu préfères faire ça vite ou tu préfères que ça dure ? On a toute la nuit. RJ lui a glissé une dizaine de billets de cinquante dollars, bien roulés et maintenus par un petit élastique, lorsqu’il était entré dans la chambre du motel.
RJ bafouille. Il se sent agressé par cette question qui doit être une banalité quotidienne pour Lizzie. Vite ? Lentement ? Il n’en s’est rien. Il n’a jamais. - C’est ma première fois. Il se repositionne sur le lit. Son pantalon est à moitié déboutonné. Sa ceinture pend de chaque côté. Sa chemise s’est froissée et quelques boutons ont cédé face aux doigts manucurés de Lizzie. Il se sent sale.
Lizzie se retourne. Ses yeux brillent comme le bout de sa cigarette. Elle le fixe d’un regard qu’il n’a jamais croisé auparavant. Un regard qui fait fie des vêtements, un regard qui lui laisse présager le pire. - Pas pour moi. Il déglutine.
Elle écrase sa cigarette et se retrouve à nouveau sur RJ. Elle est en sous-vêtements. C’est dans cette tenue qu’elle l’a accueilli. Des sous-vêtements noirs. Chers. Avec une dentelle qu’il aurait presque envie de toucher. Est-ce de la soie ? Du nylon ? Elle porte une croix. Une croix qui n’est nichée entre les deux seins de Lizzie. Une croix qui lui rappelle celle que son père a accroché dans toutes les pièces de la maison et que qu’un Jésus se balançant sur le rétroviseur de la voiture porte sur son dos. Elle pense qu’il est intéressé par sa poitrine. Elle sourit. - Tu aimes ça ? Tu peux toucher, si tu veux. Elle se frotte à lui. Elle frotte son entrejambe contre le sien. Ses mains ont définitivement fait sauter les boutons de sa chemise et dessine la forme de ses timides pectoraux. Il a envie de s’évaporer. De se réveiller. Il ferme les yeux. Elle pense qu’il est en train de ressentir les premières vagues de l’excitation. Mais il prie. Il prie pour que cela ne soit qu’un mauvais cauchemar. Mais ses paroles sont vaines et il le sait. Dieu ne l’a jamais écouté. Il ne l’a jamais pris au sérieux. Ses mains se referment autour de ses poignets et il la pousse sur le côté. Ses yeux fument de rage. - C’est quoi ton problème ?
- Je ne peux pas. Je ne peux pas faire ça avec quelqu’un comme vous, dit-il en refermant les boutons de sa chemise. Elle lui dit de se tirer et de reprendre son putain d’argent. Mais il ne peut pas. Il la regarde, le regard effrayé, les mains tremblantes, et il lui crie qu’il ne peut pas, et elle lui répond qu’elle n’a aucune idée de ce qu’il se passe et qu’elle n’en a rien à faire, qu’il doit se tirer.
Il n’a pas réussi à refouler les larmes. Elles ont commencé à se déverser sans qu’il ne puisse les contrôler. Aussi étrange cela peut paraître, il n’avait pas envie qu’elle le rejette. Pas elle. Il se met assis sur le bord du lit, dos à elle, il lui explique. Pour quelques billets de plus.
Il lui explique qu’il ne peut pas partir. Que son père a trouvé ce magazine. - Et ?
Avec des hommes nus dedans. Il lui dit à quel point il a honte. Honte envers lui-même. Envers sa mère, là-haut. Envers Dieu. Il lui a demandé, il lui a demandé d’effacer tout ça. De reprendre tout ça. Que son père essaye simplement d’arranger les choses. Qu’il a tout prévu, cette nuit, le jour de son dix-septième anniversaire. Que lui aussi, il veut faire quelque chose pour arranger ce qu’il est. Mais c’est impossible. Il le sait. Il ne pourra pas changer. Alors autant forcer les choses.
Il se remet en position. Cette fois-ci il enlève la chemise et la jette par terre. Il défait son pantalon et le jette par terre. Il commence à enlever son caleçon, mais ce sont les mains de Lizzie qui se referment sur ses poignets, cette fois-ci. Ses yeux parlent pour elle. Elle reste quelques secondes à le regarder. Ce gamin perdu a réussi à la rendre aussi paumé que lui. Elle pose un doigt sur l’œil maquillé de RJ. - C’est ton père ? Il te bat ? elle demande. - Non. Des mecs, au lycée.
Son père. Son père est dans le parking du motel. Attendant patiemment que RJ s’occupe de la prostituée. Ou l’inverse, plutôt. Son père ne le frapperait jamais. Il l’aime. Depuis le jour où RJ est arrivé. Depuis qu’ils sont partis en Corée, elle et sa femme, pour lui offrir un foyer. Il l’aime. C’est bien pour cela que RJ se trouve dans cette chambre bon marché.
RJ n’aurait jamais imaginé que cette nuit, cette nuit serait la plus belle de sa vie.
RJ n’aurait jamais imaginé que cette femme, Lizzie, que Lizzie deviendrait sa muse.
Son ange. Sa meilleure amie. Son étoile dont le rôle est de guider les aventuriers égarés.
Elle a accepté de rester avec lui, cette nuit. Sans rien faire d’autre que parler. Ils ont commandé des pizzas. Le sexe est censé creuser l’appétit, et son père est probablement en train de regarder la porte de la chambre 204, espérant que son regard puisse traverser la matière pour s’assurer que son fils est en train d’apprendre à arpenter le bon chemin.
- T’aimes les anchois ?
- Hm hm, il acquiesce. Il adore les anchois.
- Si tu aimes les anchois, mange des anchois. Ne laisse personne te dire de ne pas manger des anchois. Ok ? Mange des anchois.
Il a sourit. Il a compris.
C’était suffisant.
- Comment tu trouves mes seins ?
- Euh ? Ils sont mignons ?
- Ouais, t’aimes vraiment les anchois, Arjie Seok Kamp.