J’ai croisé une fois une fille qui n’était pas très belle. Elle n’était pas laide non plus. En réalité, je ne me rappelle pas des traits de son visage, seulement de ses lèvres peintes en rouge qui appelaient mes yeux. Je me souviens surtout qu’elle avait l’esprit vivace, quelque chose de fulgurant, un moteur sans bruit lancé à toute vitesse qui lui foutait des étincelles au creux du regard.
- Je vais te dire quelque chose, Simo.
Pendant une fraction de seconde, ma gorge se serre en attendant l’horrible sentence.
- Tu ressembles aux papillons de nuit.
- Aux papillons de nuit ?
- Mais oui. T’as ce même vol halluciné et hallucinant, cette même façon de balancer ton cœur sur tout ce qui éclaire.
Je souriais.
Pourtant je pensais que le spectacle d’un papillon de nuit était bien triste.
Qu’est-ce que c’est, sinon une lutte vaine ? Il faut les voir, il faut voir la volonté qu’ils ont : celle de venir s’écraser sur une ampoule, toujours la même. Comme si leur petite tête pouvait transpercer le verre.
Ils ne gagnent jamais.


Mon père n’était pas très vertueux et pourtant il avait au moins pour lui cette pseudo-qualité de pianiste et celle d’avoir ouvert nos oreilles, à Eddy et à moi.
Fermez-la et ouvrez-les, comme il dit.
Le dos courbé sur les touches, nos yeux curieux par-dessus son épaule.
Bientôt ce sont quatre petites mains sur les touches, et ses yeux satisfaits par-dessus nos épaules.
Il y avait bien ça, pour nous rassembler, pour panser les plaies, calmer les rancœurs.
Puis Eddy m’a laissé tomber alors j’ai laissé tomber le clavier.
Il ne revenait pas alors c’est la poussière qui a remplacé ses mains sur les touches.


J’ai trouvé mon havre de paix ailleurs, j’ai flirté avec l’acier, avec les couleurs vives et les odeurs. J’ai salué la mort quelques fois parce qu’elle me rappelait le frisson de l’existence et que tout ce que je voulais, c’était, bien plus que sentir mon cœur battre, détacher mon esprit de ma chair pour observer mon palpitant se déchaîner entre ses vaisseaux sanguins.
Je voulais l’exciter comme on excite une bête avec un fouet.


On me dit qu’Eddy est revenu.
Je regarde sa gueule radieuse, son air rassurant assuré. Il a sa façade des bons jours, celle de l’homme bienveillant qui ne craint pas. Parce que regardez-le, j’ai marché de kilomètres, j’ai vu du pays, j’ai vu des gens, j’ai rencontré, parlé, humé, senti, des choses réelles.
Lui n’a jamais eu besoin d’aucune aide artificielle pour s’évader.
Il l’a fait, c’est tout.
Je sens bien qu’il y a plus.
Il me tend la main (il veut m’aider).
Mais j’ai l’âme comme une enclume.
Si je la prends, on coule et je l’attire et l’abîme.
Je sens la chaleur de sa paume contre la mienne, je serre les doigts et lui souris.